Au fil du net

Il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose. Pascal

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Il n'a jamais vraiment disparu. DJ, musiciens ou simples passionnés écument foires et magasins pour mettre la main sur ce nouveau Graal. Plus qu'un objet, le disque est pour eux une affaire de transmission et d'authenticité.
Résumé des épisodes précédents : après bien des crises et des péripéties, le disque est laissé pour mort. Estourbi par le téléchargement pirate et les ventes numériques, achevé par les plateformes de streaming qui, pour la première fois, aux Etats-Unis, affichent de meilleurs chiffres que les ventes de CD. Et puis non, le disque bouge encore ! On lui consacre même une journée aux quatre coins du monde, le Record Store Day — le Disquaire Day chez nous. Pas encore une fête nationale, mais une vraie Saint-Valentin où l'on célèbre, en particulier, le retour de flamme du vinyle, objet sacré qu'on croyait éteint depuis l'avènement du numérique. Partout ses ventes progressent spectaculairement. Et le voilà qui reprend sa place en majesté. Dans une flopée de boutiques spécialisées comme dans les rayonnages des grandes enseignes, soucieuses de ne pas louper le coche. Poussées, au tournant des années 1990, à mettre la clé sous la porte à l'heure du CD, les usines de pressage sont à nouveau en surchauffe et peinent à honorer les commandes. Pour l'industrie, qui réédite à tout-va, l'activité est maigre en regard de l'effondrement des ventes globales, mais les fans et les artistes renouent avec le disque tel qu'ils le vénéraient : épaisses pochettes cartonnées au design spectaculaire, vinyle aussi lourd (180 grammes) et précieux qu'aux temps dorés d'avant le choc pétrolier de 1973.
Aux premières loges, Jack White, des White Stripes. Le guitariste milite, depuis des années, pour un retour à une passion que le CD, objet hybride, n'a jamais vraiment comblée. L'engouement actuel lui semble « euphorisant ». Third Man Records, le label et magasin qu'il a ouvert à Nashville, est passé, en un éclair, de deux à trente employés. Lazaretto, son dernier album, est le vinyle le plus vendu depuis le début des années 1990 et il vient de s'offrir, pour le plaisir (et 300 000 dollars), les droits du tout premier enregistrement d'Elvis (My happiness, 1953), qu'il publiera en 45 tours pour le Record Store Day. En ces temps de dématérialisation galopante et d'atomisation du lien social, des chroniqueurs américains voient cet élan comme un témoignage supplémentaire de la « nouvelle sincérité », une tendance à la hausse parmi les jeunes générations, qui se veulent des amateurs purs et des consommateurs réfléchis. « Nous sommes en quête d'engagement et d'authenticité, explique Eilon Paz, photographe israélien de 41 ans, qui vient de passer six ans dans les cercles de passionnés du vinyle pour les besoins d'un livre. Notre génération a pris l'habitude du détachement, en regardant les films sur ordinateur, en achetant sur Internet. Nous cherchons à retrouver des relations tangibles et sentimentales avec ce qui nous fait vibrer. Le vinyle a une histoire et une âme. »
Eilon Paz a quitté Israël pour s'installer à New York en 2008. Par gros temps de récession, les puces, les vide-greniers, les boutiques vintage et le marché de l'occasion sont redevenus à la mode — pour les disques comme pour les fripes — et il s'est retrouvé à errer au « paradis du vinyle », entouré de passionnés, plus ou moins cinglés, qu'il a voulu apprendre à connaître et photographier. « Le boom du vinyle ne faisait que s'esquisser, mais j'ai découvert une scène souterraine incroyablement vibrante et active. Dès que j'ai publié les premières photos de collectionneurs sur mon blog [Dustandgrooves.com, NDLR], j'ai été assailli de commentaires. La nouvelle génération se passionne pour ces objets qui semblent chargés d'une histoire mystérieuse, et les « chasseurs » de disques n'avaient guère l'habitude de communiquer, d'exposer le fruit de leurs recherches. Ils se sont pris au jeu. » Grâce à l'enthousiasme généré, Eilon Paz a pu lever les fonds pour son livre et voyager partout pour accumuler les rencontres. Avec des passionnés anonymes. Ou des stars comme le batteur des Roots, Ahmir Thompson, alias Questlove, et le DJ anglais Gilles Peterson, ouvrant les portes de leurs cavernes d'Ali Baba.

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Les collectionneurs sont les gardiens du temple
Tous tiennent à peu près le même discours. Le vinyle offre une expérience irremplaçable. « Quand on pose un disque sur la platine, dit Jack White, on est actif, on participe à l'expérience musicale. » « On voudrait nous faire croire que le mp3 et la musique en un clic ont amélioré nos vies, insiste Sheila Burgel, photographiée par Eilon Paz, mais vitesse et commodité ne riment pas avec plaisir. » La jeune femme a transformé sa maison de Brooklyn en musée des sixties où elle classe des milliers de vinyles yéyé de tous les coins de la planète. Elle connaît son Françoise Hardy sur le bout des doigts, a appris le japonais pour se familiariser avec l'histoire de la pop locale avant de s'installer à Tokyo, pendant un an, pour écumer les magasins de disques. Elle rêvasse en lisant les notes de pochette d'un 33 tours. Une expérience quasi sensuelle avec ces objets pour lesquels Peter Gabriel déclarait un amour exclusif : « On peut les posséder, les toucher, les renifler, les examiner, les lire et les savourer. » Dans son livre Vinyl Junkies (Accros au vinyle), Brett Milano, un journaliste de Boston, va plus loin : « Placer l'aiguille dans le sillon est un acte physique — et même sexuel, si vous voulez filer la métaphore... »
En poussant les portes d'un magasin de disques, on ne sait jamais ce qu'on va y trouver. Dans son périple, Eilon Paz a rencontré une foule de maniaques et de « sauvages » hauts en couleur, comme le DJ Jeff Mao qui signe la préface de son livre et prend plaisir à décrire sa passion pour le vinyle comme une névrose absurde : « Si nous étions simplement mus par l'amour de la musique, écrit-il, nous aurions des comportements plus raisonnables. Or, nous nous battons pour les copies originales de produits fabriqués en masse. Nous achetons les mêmes chansons dans tous les formats existants. Nous saignons nos comptes en banque et nous mettons en danger nos relations personnelles pour trouver plus de disques qu'il ne nous reste de jours sur cette terre pour les écouter. »
Cette autodérision ne l'empêche pas de tenir sa pratique pour la plus haute des activités humaines et de partager ses découvertes avec ardeur, dans des soirées en club et sur des blogs. Les amateurs de vinyles cherchent la perle rare avec la même avidité que le surfeur traque l'illusion de la « vague parfaite » et se sentent investis d'une mission sacrée. « Nous sommes au service d'un art et d'une quête mystique », dit l'un d'eux. Zero Freitas, un homme d'affaires brésilien, « en thérapie depuis quarante ans » pour comprendre les soubassements de son obsession, vient de défrayer la chronique en annonçant qu'il mettait à la disposition du public — via une bibliothèque — son trésor de cinq millions de vinyles, sans doute le plus important au monde (il faudra vingt ans pour les classer !). Les collectionneurs sont les gardiens du temple. Ceux qui vivent avec les fantômes que l'industrie musicale a créés par milliers pendant quelques décennies euphoriques au xxe siècle. Qui se souviendrait encore des musiciens de blues enregistrés sur des petits labels du sud des Etats-Unis, dans les années 1930, s'il n'y avait des énergumènes comme le dessinateur Crumb pour en chasser obstinément les oeuvres ? Pour repêcher des disques oubliés de tous (et même de ceux à qui ils appartenaient), le créateur de Fritz the Cat est allé, pendant des années, frapper aux portes des quartiers les plus reculés de l'Amérique noire. Il vit aujourd'hui à la tête d'une impressionnante collection de 78 tours (et surtout pas de 33 ou de 45 tours !). Son obsession peut sembler inquiétante, mais il lui voit une force d'évidence : « Un vrai collectionneur est un grand connaisseur, explique-t-il. A force de chercher, il se fabrique une expertise qui lui permet d'aiguiller les autres, de révéler ce qui a de la valeur et ce qui n'en a pas. Les riches collectionneurs d'art d'Amérique ont su reconnaître les grands artistes. »

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Les accros au vinyle se méfient de la mode de la réédition

Comme les jeunes générations, Robert Crumb s'est toujours dit en quête d'« authenticité ». S'il collectionne les 78 tours, c'est parce qu'ils ont la force d'un talisman, qu'ils sont proches de l'instant mystérieux où la musique fut gravée la première fois. « Sous les rayures et les craquements, on sent flotter l'atmosphère d'une époque. » Les accros au vinyle photographiés par Eilon Paz cherchent leur bonheur dans les foires et les magasins d'occasion et se méfient de la mode de la réédition. Pour la plupart, ils sont d'une génération, nourrie au punk, au rap ou à la techno, qui n'a jamais cessé d'acheter (et de produire) des 33 tours ou des 45 tours. Et recycle les richesses du passé dans les productions modernes. La chasse aux sons les plus originaux a fait tomber les frontières. Invités sous toutes les latitudes, les DJ rivalisent de curiosité et d'imagination dans leurs quêtes. Ahmir Thompson, le batteur des Roots et de D'Angelo, qui possède plus de soixante-quinze mille disques, entreposant les plus précieux dans sa salle de bains, paye des agents très spéciaux, chargés d'écumer les disquaires d'Amérique. « Ils fouillent partout et me téléphonent : « Vous cherchez quoi, aujourd'hui ? Plutôt des sons de batterie ? Du disco allemand ? Du jazz russe ? »» Cet appétit fait revenir au goût du jour des mélodies inattendues, comme la musique du feuilleton Belphégor, que RZA, le leader du Wu-Tang Clan, a dénichée à Paris et dont il a fait l'accroche d'un tube de son groupe, Gravel Pit. « Je n'ai pas l'âme d'un collectionneur, dit Eilon Paz. Mais mon amour pour le vinyle n'a fait que croître. La passion de ceux que je photographiais était telle que, dès que je les quittais, il me fallait trouver les disques qu'ils m'avaient fait découvrir. »
Les multinationales se pressent de rééditer des catalogues déjà largement amortis et fixent les prix à des hauteurs absurdes, comme elles l'ont fait à l'époque de la transition au CD (régulièrement au-delà de 30 euros). Elles en ont fait des objets de luxe dont les marques exploitent le charme rétro dans leurs spots publicitaires. Mais les amoureux du vinyle, ceux d'aujourd'hui comme ceux d'hier, ne sont pas attirés par la culture de masse mais par la richesse de ses marges. Comme l'explique Thurston Moore, le guitariste de Sonic Youth, dans Vinyl Junkies : « Quand on collectionne des disques, on défend des cultures souterraines. On crée de l'ordre dans le chaos. C'est nécessaire et ça nourrit la création. » Pour beaucoup, s'attacher aux disques, c'est faire un pas vers l'immortalité. Préserver une histoire de plus en plus dense, de plus en plus fragmentée, et qui menace toujours de partir en fumée. « Vous voyez-vous transmettre à vos enfants des disques durs remplis de fichiers mp3 ? » demande un critique américain. La musique est une affaire bien trop sérieuse. Comme le dit un héros de Diner (1982), le film de Barry Levinson, lors d'une rixe avec sa compagne : « Ne dérange pas mes disques, chacun me ramène à un instant précis de ma vie ».

La réédition à tout prix

Quand le vinyle n'était plus l'affaire que de quelques acharnés, tout semblait simple. De petits labels pointilleux, comme les Américains de Sundazed, remettaient au goût du jour des groupes cultes et réalisaient de précieuses éditions. Ils traquaient les bandes de Bob Dylan pour rééditer, en « mono miraculeuse », ses premiers albums tels qu'on pouvait les écouter quelques semaines après leur enregistrement. Les multinationales leur laissaient le champ libre : ils étaient plus obstinés, scrupuleux, et surtout plus doués pour toucher un public spécialisé. Aujourd'hui, le marché s'affole. Les petits labels se multiplient et rééditent parfois sans autorisation et sans s'approcher des bandes originales, copiant simplement le CD. Et les grandes enseignes se précipitent sur cette source de profit en rééditant leurs catalogues. Les prix flambent, flirtant souvent avec les 30 euros, soit le double du CD. Un disquaire californien, Colin Tappe, s'alarme de cette inflation, qui ne réconciliera pas les jeunes générations avec le disque : « Les majors, écrit-il, ont déjà commis une erreur fatale dans les années 1990 en vendant les CD trop cher, ouvrant la porte à la révolution du piratage et du mp3. Maintenant qu'elles ont l'occasion de se racheter, elles se tirent une balle dans le pied. Le même pied ! Avec la même arme ! Et la même balle ! »

À Faire

Disquaire Day, le 18 avril 2015. Plus de 200 disquaires indépendants y participent dans 90 villes françaises. www.disquaireday.fr

À lire
« Dust & grooves, Adventures in record collecting », éd. Dust & Grooves Publications. Le livre réunit les portraits de fondus de vinyls par le photographe Eilon Paz et leurs interviews (en anglais). A commander sur dustandgrooves.com, 68$.